Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut
pas s’y prendre de manière violente. Il suffit de créer un
conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte
ne viendra même plus à l’esprit des hommes. L’idéal serait de
formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes
biologiques innées.
Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en
réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à
une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a
qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à
des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut
faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus
difficile et élitiste.
Que le fossé se creuse entre le peuple et la
science, que l’information destinée au grand public soit
anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. Surtout pas de
philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de
violence directe : on diffusera massivement, par la télévision, des
divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif.
On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est
bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher
l’esprit de penser.
On mettra la sexualité au premier rang des intérêts
humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux. En
général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence,
de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée,
d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte
que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur
humain et le modèle de la liberté.
Le conditionnement produira ainsi de lui-même une
telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir –
sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir
accéder aux conditions nécessaires au bonheur. L’homme de masse,
ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et
il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce
qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui
menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé,
combattu.
Toute doctrine mettant en cause le système doit
d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui
la soutienne devront ensuite être traités comme tels. On observe
cependant, qu’il est très facile de corrompre un individu
subversif : il suffit de lui proposer de l’argent et du pouvoir.
Extrait du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley
(1932).